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La plume heureuse

24 septembre 2005

D'autres billets sur des questions de langue

Vous avez lu tous les billets qui précèdent (dans le temps) ou qui suivent (dans l'espace), et vous alliez repartir bredouille?

Il y a un mois, j'ai commencé un autre blogue ou carnet Web, Choux de Siam, où je mets un peu de tout et de rien. J'y aborde aussi, dans un style différent de ce que vous trouvez dans La plume heureuse, des questions de langue - syntaxe, usage, orthographe, traduction. Les textes dont il s'agit sont regroupés dans la catégorie "Langue et traduction".

J'espère que ça vous plaira.

Line Gingras

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14 septembre 2005

Climat de confiance

Mots clés : être confiant que; avoir confiance que; to be confident that.

C’était un jeudi soir de printemps; la chorale des dames, dont j’étais le plus jeune élément, préparait la messe de la Pentecôte.

J’adorais monter à l’orgue; on y dominait, de très haut, la nef et les jubés. Là régnait l’instrument glorieux et terrible : devant nous la console, dont je n’approchais qu’à titre de tourneuse de pages; derrière, sévères et menaçants, les grands tuyaux, qu’autrefois je prenais pour des obus.

Planer au-dessus de la nef, dans l’obscurité immense; caresser du regard la faible lumière dorée qu’on avait laissée dans le chœur; repasser les cantiques aimés, réservés aux fêtes...

Nous en étions à un choral de Bach, dont nous chantions en français un arrangement pour trois voix égales :

Ô Jésus, mon doux sauveur
Ta joie sainte emplit mon âme...

Notre organiste, qui nous dirigeait, montrait un peu d’anxiété : un orage commençait. Pourtant, que risquait-il de nous arriver ici, dans la maison de Dieu?

C’est en vain qu’en sa fureur
Tout l’enfer veut mon malheur

À cette seconde s’abattit sur nos têtes un fracas épouvantable, un coup de tonnerre comme j’en ai peu entendu dans ma vie.

Puisque, de mon doux sauveur
La joie sainte emplit mon cœur

* * * * *

Mais tandis que nous sommes occupés des affaires du ciel, notre planète accomplit ses révolutions, toujours, comme si de rien n’était :

  • Les États-Unis sont confiants que l’ancien chef militaire des Serbes de Bosnie, inculpé de génocide, sera bientôt transféré à La Haye.

D’après les exemples relevés dans les ouvrages de langue, l’adjectif confiant s’emploie absolument, ou alors avec un complément introduit par en ou dans :

Elle est confiante dans l’avenir.
J’étais confiant en cet homme que je croyais un ami.
(Dagenais.)
Vous êtes confiants en sa parole?
C’est pas tant qu’il était cachottier, dit Suzanne, mais il était pas très confiant confiant.
(Queneau.)

La construction être confiant que, toutefois, n’est admise dans aucun des dictionnaires généraux que j’ai consultés. Pire : d’après le Colpron, d'après aussi Marie-Éva de Villers, Camil Chouinard et Gérard Dagenais, c’est le calque de to be confident that, qui se rend plutôt, selon le contexte, de l’une ou l’autre des façons suivantes : avoir bon espoir que, croire que, estimer que, être persuadé (sûr, assuré, convaincu) que, ne pas douter que. (Mon dictionnaire bilingue, Le Robert & Collins Super Senior, traduit I am confident that he will succeed par Je suis sûr ou persuadé qu’il réussira.) Chouinard propose également avoir confiance que; chose étrange, ce tour n’est consigné dans aucun des autres ouvrages que j’ai sous la main, à part celui – excellent – de Joseph Hanse :

J’ai confiance qu’il le fera, qu’il pourrait le faire.

* * * * *

Un mot, en terminant, sur celle que j’ai présentée plus haut comme notre organiste et maître de chapelle : cette femme d’exception, qui m’a enseigné la musique – et inculqué l’amour du beau, la dignité de l’être humain – comme à plusieurs générations d’enfants de mon village, c’est madame Augustine Plamondon. Vous l’avez peut-être déjà vue, même vous qui me lisez des vieux pays; car elle a donné des leçons de piano au parolier Luc Plamondon, lorsqu’il était petit, et il est resté attaché à mademoiselle Augustine. Peu de gens auront marqué aussi profondément qu’elle, et sur une aussi longue période (elle a tenu l’orgue Casavant de Saint-Raymond pendant plus de soixante-dix ans), la vie de leur communauté.

Elle a maintenant quatre-vingt-dix-sept ans.

Line Gingras

Madame Augustine Plamondon-Smith à son piano : http://st-raymond.com/gens.html#Organiste

15 juillet 2005

La carte de membre

Un temps, j’eus une manière de conscience politique.

Elle s’éveilla, je pense, le jour de l’assassinat du président Kennedy; j’avais huit ans et je pus rester debout, devant la télé, aussi tard que les adultes. Elle s’endormit, comme la Belle au bois, vers la fin de ma première année au cégep de Sainte-Foy; j'avais assisté à la nuit du cinéma, mais ne voyez là qu’un subtil effet de symétrie.

Après avoir été sympathisante du Crédit social, à quatorze ans je devins souverainiste.

Il y eut des élections, aux résultats désolants pour M. Lévesque et son équipe. Les haussements d’épaules, les sourires en coin du chef, l’embarras avec lequel il accueillait applaudissements et acclamations, et puis les chaudes accolades que se donnaient ses collaborateurs, avec quelle émotion je regardais tout cela. À part moi, j’établis alors des rapprochements audacieux, mais combien exaltants, avec des scènes de Quo vadis? et de Fabiola ou l’Église des catacombes.

J’écrivis à M. Lévesque. Je lui dis de ne pas se décourager; j’exprimai le regret que mon jeune âge ne me permît pas d’adhérer au parti. Je reçus une réponse avec, au bas, deux lignes manuscrites signées «RL» : La carte de membre, c’est moins important que d’approfondir vos convictions et de les rendre «contagieuses»!

Mes convictions..., il n’a pas fallu creuser jusqu’en Chine pour en dégager la substance : mieux vaut m’occuper de grammaire que de politique.

* * * * *

  • Des travailleurs d’élections et des hommes d’affaires véreux contournent les législations québécoises et fédérales sur le financement des partis.

Une société a besoin de lois, c’est entendu; et l’ensemble des lois en vigueur dans un État, ou dans un domaine déterminé, cela constitue la législation. Il ne saurait donc exister plusieurs législations québécoises – ni plusieurs législations fédérales – sur le financement des partis, tous les citoyens étant soumis, en principe, aux mêmes lois; les deux adjectifs, ici, devraient être au singulier, bien qu’ils se rapportent à un nom pluriel :

  • [...] les législations québécoise et fédérale sur le financement des partis.

* * * * *

Après les scandales récents, est-il possible d’imaginer un politicien encore capable d’écrire à la main cette phrase désintéressée que l’on adressa, un jour, à une campagnarde de quatorze ans?

Vous me ferez observer qu’on aurait pu s’abstenir de guillemeter contagieuses. Mais il y a des scrupules qui honorent.

Line Gingras

5 juillet 2005

... ou rester là

C’était un matin d’octobre; il faisait noir.

Doucement, un peu penchée à cause de la valise, je suis passée sous la tour de l’Horloge; devant la basilique, et puis le campanile, et puis le palais des Doges; j’ai suivi un moment le quai où des gondoles étaient au repos. À l’embarcadère de la coopérative San Marco j’allais prendre la première navette de la journée, celle qui me permettrait, on me l’avait assuré, d’attraper mon avion de 7 h 5 pour Rome.

La queue était longue. Devant nous, deux bateaux. On entassait les passagers dans le plus petit; lorsqu’il a été plein, on s’est rendu compte qu’il ne suffisait pas. Alors on a fait monter dans le grand les derniers arrivés; ensuite on a transbordé les autres, avec leurs valises. Et nous sommes partis avec trois quarts d’heure de retard.

Non, je n’ai pas quitté Venise, cette première fois, à l’arrière d’un vaporetto de la ligne 1; je n’ai pas vu défiler à reculons, avec la lenteur et la solennité requises, les palais endormis. Nous avons traversé l’Arsenal. Après San Michele nous avons longé les fabriques de Murano, puis quelques îlots avec des ruines. Pour tromper mon inquiétude, j’ai causé avec un marchand de verre qui s’était rendu quelquefois à Toronto.

Nous avons accosté. J’ai fini par sortir du bateau, par trouver la bonne queue, par obtenir ma carte d’embarquement. Maintenant il est plus de 7 h et je retarde l’avion. Une agente impatientée m’accompagne jusqu’à la porte, me fait signe de prendre cet avion-là, m’enjoint de me hâter; or il y a deux appareils à égale distance, de la même taille et de la même compagnie aérienne – et son geste impérieux tombe juste entre les deux.

Lequel, donc? Je sais que l’un va à Rome, l’autre à Milan. J’avance de quelques pas. Un instant j’envisage de tenter ma chance, de monter dans l’appareil de droite et, là-haut... Non.

Placée devant cette double et doublement invraisemblable alternative (l’avion de gauche ou celui de droite? tenter ma chance ou avouer mon incertitude?), j’aurais pu avoir, presque, l’embarras du choix, si seulement j’avais eu le choix. Pourquoi donc les avions n’affichent-ils pas leur destination, comme les autobus?

* * * * *

Malgré tout nous voici arrivés (bien entendu, ce nouveau nous ne représente plus les passagers – c’était le cas lorsque nous étions à Venise –, mais vous et moi, cher lecteur, il est plaisant de le préciser) à la question du jour, je dirai même au choix du jour.

Avoir le choix, nous venons de le voir, c’est avoir la liberté, la possibilité de choisir. Le choix, c’est aussi l’«action de choisir», la «décision par laquelle on donne la préférence à une chose, une possibilité en écartant les autres» (ces définitions, comme les suivantes sauf la dernière, sont tirées du Petit Robert) :

Notre choix s’est porté sur une croisière en Méditerranée.

Le mot signifie en outre «existence de plusieurs partis entre lesquels choisir», «ensemble de choses parmi lesquelles on peut choisir» :

Au marché By, il y a un très beau choix de fruits et légumes.

Ou encore «ensemble de choses choisies pour leurs qualités», «ce qui est choisi» (Lexis) :

On vient de faire paraître un choix de poésies de cet auteur méconnu.

La poire de préférence aux profiteroles, ç’aurait été un choix raisonnable.

D’après le résultat de mes recherches, il ne désigne pas, comme l’anglais choice, l’une ou l’autre des possibilités, des solutions, des voies offertes, l’une ou l’autre des choses ou des personnes entre lesquelles on peut choisir. Dans les phrases suivantes, l’emploi de choix – par ailleurs facile à éviter – serait donc un calque de l’anglais :

Les députés ont été mis en face de deux choix : voter en faveur de l’égalité de tous les citoyens ou cautionner la discrimination.

Après toutes ces circonlocutions, Paul Martin n’avait plus d’autre choix que d’aller de l’avant.

Certes, la tournure ne pas avoir d’autre choix se rencontre souvent. Je ne l’ai cependant pas trouvée dans les dictionnaires que j’ai sous la main. Comme j’ai consulté notamment le Petit Robert, le Lexis, le Hanse, le Multidictionnaire, le Petit Larousse et le Trésor de la langue française informatisé aux articles «choix» et «autre», il y a lieu de croire, à mon avis, que cette expression, où choix est utilisé dans une acception que ne lui attribue aucun de ces ouvrages, n’est pas admise en français.

* * * * *

Et mon avion, quasiment oublié? Je l’ai pris; c’était celui de gauche. Après toutes ces années je revois encore la mine renfrognée de mon voisin : Lei è fortunata, signora. Sans doute.

J’aurais voulu ne jamais repartir.

Line Gingras

8 juin 2005

Comment l'on apprête les pissenlits

Les anges les anges dans le ciel / L’un est vêtu en officier / L’un est vêtu en cuisinier / Et les autres chantent (Apollinaire)

Pendant trois ou quatre ans, j’ai été morte.

Vous ne le saviez pas? Je l’ignorais aussi. J’ai dû dormir tout ce temps, mollement allongée sur le nuage Lactantia, et c’est pourquoi sans doute je ne sais toujours pas apprêter les racines de pissenlits.

J’ai donc causé une certaine émotion à un grand ami, perdu de vue depuis un quart de siècle, en lui faisant parvenir un courriel, la semaine dernière, à une adresse que j’espérais bonne : il ne me l’a pas avoué tout de suite, mais il avait appris quoique se refusant à y croire, de source très proche de ma famille, très sûre d’elle-même et très empressée à lui communiquer la nouvelle, non seulement que j’étais morte, mais encore que je m’étais laissée mourir de faim.

Moi qui ai toujours eu si bon appétit.

Non seulement..., mais encore (ou non seulement..., mais, mais même, mais aussi); voilà un tour à l’origine de bien des constructions branlantes :

Non seulement il craint que l’on déforme son propos, mais aussi que l’on porte un jugement qui sera transmis au public...

Les élèves devront non seulement pratiquer les disciplines artistiques pendant tout le secondaire, mais leur diplôme ne leur sera remis que s’ils ont réussi le cours d’art de la dernière année.

Pourtant c’est une expression bien utile pour les mises en relief, non seulement..., mais encore. Et son emploi n’a rien de malaisé; il exige toutefois de l’attention, parce que l’on doit veiller à ce que les éléments qui suivent les deux composantes de l’expression soient symétriques : les deux mots ou groupes de mots, pour se trouver opposés l’un à l’autre, doivent exercer la même fonction.

Voyons ce qui ne va pas dans le premier exemple ci-dessus : non seulement introduit un verbe accompagné de son sujet (il craint), alors que mais aussi précède un complément d’objet direct du verbe craindre (une proposition subordonnée commençant par la conjonction que). Pour rétablir l’équilibre de la phrase, on doit faire en sorte que les deux éléments opposés soient constitués ou bien par un verbe accompagné de son sujet, ou bien par un complément d’objet direct du verbe craindre. Parmi les formulations possibles :

Non seulement il craint que l’on déforme son propos, mais encore il veut éviter que l’on porte un jugement qui sera transmis au public...

Il craint non seulement que l’on déforme son propos, mais aussi que l’on porte un jugement qui sera transmis au public...

Réexaminons maintenant le second exemple fautif : dans ce cas-ci, non seulement introduit un infinitif indiquant en quoi consiste l’obligation exprimée par le semi-auxiliaire devoir (devront non seulement pratiquer...), alors que mais précède un ensemble de propositions (principale et subordonnée) pouvant à lui seul former une phrase complète. Pour obtenir une construction symétrique, il nous faut opposer soit des propositions équivalant à des phrases complètes, soit des infinitifs précisant l’idée d’obligation rendue par devoir :

Non seulement les élèves devront pratiquer les disciplines artistiques pendant tout le secondaire, mais leur diplôme ne leur sera remis (ou mais ils n’obtiendront leur diplôme) que s’ils ont réussi le cours d’art de la dernière année.

Pour obtenir leur diplôme, les élèves devront non seulement pratiquer les disciplines artistiques pendant tout le secondaire, mais réussir le cours d’art de la dernière année.

Voilà. Construire une phrase, c’est comme jouer avec un Lego.

Et de m’amuser autant, moi, ça me donne faim... Vous n’auriez pas une recette, pour toutes ces dents-de-lion dont je ne sais que faire? (Je me contenterai des feuilles, pour l’instant.)

Line Gingras

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30 mai 2005

Le visiteur

Il y a longtemps longtemps, dans la petite maison verte à flanc de colline, c’était la nuit; tout reposait, tout dormait. Enfin..., vous savez ce que c’est.

À cette époque – je devais avoir sept ou huit ans –, nous étions trois ou quatre à posséder chacun notre lit, à l’étage, dans la chambre des enfants. Et je m’étais levée pour aller aux toilettes. Notre maison, à l’instar de ce que j’ai vu du château de Versailles mais là s’arrête la comparaison, n’avait pas de corridor; la chambre des enfants communiquait avec la (future) salle de bains, qui donnait elle-même sur la pièce principale, par laquelle on avait accès à la chambre de mes parents. Donc j’étais aux toilettes; à ma droite, la chambre d’où je venais; devant moi, une porte ouverte sur la pièce principale.

Et dans la pièce principale, tout doucement, sans bruit, une forme blanche allait et venait, glissait.

Avait-elle des cheveux, des mains, des pieds? un visage? des ailes? Une forme blanche, c’était. Sans s’occuper de moi, sans paraître consciente de ma présence elle allait, elle venait, tranquille, inabordable, et voilà tout.

Au bout d’un moment je n’étais plus seule à la regarder : ma petite sœur s’était levée à son tour. Sans un mot, ayant fini ce pour quoi j’étais venue, je suis repartie me coucher, laissant ma sœur en tête à tête, si je puis dire, avec l’apparition.

Encore aujourd’hui, lorsque nous évoquons cette vision nocturne, inexpliquée (je ne peux que supposer une crise de somnambulisme, chez ma mère peut-être), j’ai le sentiment qu’elle m’en veut, ma sœur, un tantinet, de l’avoir abandonnée cette nuit-là.

De toute évidence nous n’avions pas été choisies, ni l’une ni l’autre, pour apporter à l’humanité en désarroi les messages d’en haut. Dès le lendemain, secrètement vexée et point trop rassurée non plus, j’ai décrété que le visiteur ne pouvait être malfaisant; il veillait sur la maison. Et nous l’avions vu par accident; il avait oublié son manteau d’invisibilité ou je ne sais quoi. N’empêche, je le trouvais bien fier, pour un ange gardien.

Mais je vous entends penser tout bas (c’est mon petit doigt qui a une oreille ultrasensible) : où veut-elle donc aboutir avec cette histoire de manifestation plus ou moins divine? Patience et longueur de temps..., nous y sommes.

Un ami m’a signalé cette faute d’accord, relevée dans un journal :

La France s’était payée une manifestation [...]

Ses filles, à qui il a montré la phrase, l’ont jugée correcte, estimant que le participe passé devait s’accorder avec le sujet, féminin singulier. Que leur a-t-on appris à l’école?

(Fausse question, mais je tenterai une réponse : à craindre le participe passé comme le Bonhomme Sept Heures, j’en ai peur.)

En réalité, le problème de l’accord n’est pas difficile à résoudre. Prenons notre ton doctoral pour faire observer d’abord, à toutes fins utiles, que nous avons ici le participe passé d’un verbe pronominal (ce qu’indique le pronom réfléchi s’); que ce participe n’est pas suivi d’un infinitif et n’entre pas dans une locution verbale (comme se rendre compte). Notons ensuite que le pronom réfléchi, outre qu’il marque la forme pronominale, remplit la fonction de complément, plus précisément de complément d’objet indirect (il indique à qui la France avait «payé» une manifestation – à elle-même, en l’occurrence) : c’est dire que le participe passé ne peut pas s’accorder avec le sujet, mais qu’il doit s’accorder, par contre, avec le complément d’objet direct, si celui-ci est placé devant le verbe. Il faut donc se demander, comme si nous ne le savions pas déjà : la France avait «payé» quoi? Mais oui, bingo, une manifestation. Le complément d’objet direct étant placé après le verbe, le participe passé reste invariable. On écrirait toutefois :

Les manifestations que la France s’était payées...

Ces prétendus bénévoles se sont payés à même la caisse. (Dans ce cas-ci, le pronom réfléchi se est lui-même complément d’objet direct.)

Ça vous paraît compliqué? Vous prisez d’autres divertissements? Vous ne vous arrêtez pas à ces vétilles? Pendant que blablabla y a des enfants qui meurent de faim? Francophones de bien des pays, l’on vous a compris; peut-être qu’une réforme de l’orthographe, un jour, viendra tout simplifier. Mais je ne sais pas s’il faut la repousser ou la souhaiter; il ne m’a confié ni message, ni mission, ni vérité éternelle, mon visiteur de l’au-delà.

Line Gingras

14 mai 2005

Dans l'intervalle - In paradisum

Pas de nouveau billet cette semaine : j'ai perdu l'un de mes oncles. Entre le chagrin, le travail et les réunions de famille...

Entre le chagrin, le travail et les réunions de famille, disais-je donc avant de m'interrompre pour changer de paragraphe, il ne reste pas beaucoup de temps - mais tout de même assez pour lire la notice nécrologique. Or, celle-ci m'apprend une chose que, vu mon ignorance de l'évolution des usages en la matière, j'ai la naïveté de trouver un rien étrange : mon oncle, en effet, laisse dans le deuil sa soeur, feue Angéline D... (ma mère; mon père, lui, est laissé entre parenthèses).

Était-ce bien la peine de se presser d'aller la rejoindre, au ciel?

Line

5 mai 2005

C'est la fête

Bon anniversaire / Nos vœux les plus sincères / Que ces quelques fleurs / Vous apportent le bonheur / Que l’année entière / Vous soit douce et légère / Et que l’an fini / Nous soyons tous réunis / Pour chanter en chœur / Bon anniversaire

La première fois que j’ai entendu cette chanson, c’était à une fête qu’on avait organisée à l’école de rang pour l’anniversaire de l’institutrice, madame Lebel. J’avais tout juste quatre ans, et je me rappelle avoir été très impressionnée... par l’élégance du texte, je pense, nouvelle pour moi et sans doute un peu surannée aujourd’hui. Dès le lendemain je réclamais qu’on me la rechante, la gracieuse chanson d’anniversaire que l’on n’entend plus jamais.

Et qu’est-ce que j’y faisais, à cette fête, moi qui n’allais pas encore à l’école? Mes parents m’y avaient amenée, apparemment, pour que je révèle à un auditoire nombreux et admiratif les trésors de mon répertoire enfantin : La sainte Vierge s’en va chantant... – avec les gestes –, et le reste.

L’institutrice, dûment émerveillée et reconnaissante (et probablement soulagée que ce fût fini, finalement), me fit venir ensuite à son bureau, sur l’estrade, fouilla dans une grande boîte...; d’où elle retira sous mes yeux ébahis, avec un froufrou de papier protecteur, un angelot de plâtre, tout blanc, qui jouait de la mandoline.

Il avait une longue robe qui lui cachait même les pieds, les cheveux assez courts et légèrement bouclés, des mains délicates, un air méditatif... Et il jouait divinement, quoiqu’en silence. Il demeurait dans la chambre de mes parents et je n’avais pas le droit d’y toucher, c’est donc mon petit frère qui l’a cassé, bien des années plus tard; mais il a accompagné toute mon enfance, mon bel ange à la mandoline, de son vague sourire très sage.

De la fête donnée en l’honneur de la maîtresse, je me rappelle encore le groupe de musiciens et un étrange numéro où plusieurs élèves, dissimulés sous un déguisement qui me laissa pantoise, représentaient une vache – à moins que ce ne fût un cheval.

Mais bon, ce n’est pas tout; car vous seriez affreusement déçu – déçue – déçus – déçues, je le sais, si vous deviez repartir sans que j’aie abordé la question de la semaine.

Que fait-on d’un anniversaire? On le marque, on le souligne, on le fête, on le célèbre. De même pour un centenaire, lorsque ce mot est employé au sens de «centième anniversaire (d’une personne, d’un événement)» :

Célébrer le centenaire de la fondation d’une ville, de la mort de X. (Petit Robert.)

Mais peut-on aussi commémorer un anniversaire, commémorer un centenaire, comme cela se voit assez souvent?

On va bientôt commémorer le centenaire de la naissance de Sartre.

Selon les dictionnaires généraux que j’ai consultés, commémorer, c’est «marquer par une cérémonie le souvenir d’une personne, d’un acte ou d’un événement» (Trésor de la langue française informatisé) :

Commémorer une victoire, la naissance, la mort de quelqu’un. (Trésor.)

On a élevé un monument pour commémorer cette bataille. (Lexis.)

Le maire voudrait commémorer la fondation de la ville. (Multidictionnaire.)

En théorie, commémorer un anniversaire, ce serait donc marquer par une cérémonie le souvenir de l’anniversaire dont il s’agit. Situation qui ne se produit guère dans la pratique.

De fait, d’après Marie-Éva de Villers, commémorer un anniversaire est un pléonasme. Gérard Dagenais résume ainsi la question : «On commémore un événement quand on en célèbre un anniversaire.» Joseph Hanse, à son habitude, établit quelques nuances : «Le langage châtié garde à commémorer son sens propre et évite de lui donner par extension le sens de "rappeler, célébrer, fêter".» (C’est moi qui souligne.)

Commencerait-on à tolérer un certain glissement? J’ai noté un exemple troublant dans le Petit Robert, à l’article «commémoration» :

La commémoration de la fête nationale.

Et le Trésor confirme que l’évolution de la langue ne respecte pas, dans ce cas-ci comme dans bien d’autres, la logique la plus rigoureuse; il admet effectivement, par extension, le sens de «rappeler, remémorer», et celui de «célébrer, fêter» :

Commémorer un anniversaire.

Le tour n’est pas à recommander; en ce qui me concerne, je ne suis pas près de l’utiliser. Reste qu’il ne faut plus le tenir pour absolument incorrect, et que l’on peut commémorer le centenaire de la naissance de Sartre, par exemple, bien que cet emploi relève de la langue relâchée.

Il ferait beau voir que le chœur des anges soit mis à contribution...

Line Gingras

24 avril 2005

Dans l'intervalle - Requiem pour une bombe

D’où vient que l’on utilisait autrefois, au Québec, le mot bombe au sens de «bouilloire»? s’est demandé Zénon à la lecture de mon billet de mercredi dernier (ci-dessous).

Belle occasion d’ouvrir mon Glossaire du parler français au Canada (réimpression de l’édition publiée en 1930); cependant, si l’emploi y est consigné, je n’y trouve aucune indication de provenance.

Mais j’ai aussi Le Robert – Dictionnaire historique de la langue française, où j’apprends d’abord que «l’histoire du mot reflète celle des techniques d’artillerie : bombe désignait anciennement un gros boulet creux rempli de poudre et tiré par un mortier». Cette forme ronde a donné lieu, à partir du dix-septième siècle, à des emplois figurés ou analogiques : ainsi, bombe a désigné un gros vase sphérique (1771), et je ne dois pas être la seule à raffoler de la bombe glacée. Les auteurs ajoutent, précision intéressante, que «ces métaphores sur la forme ronde ont cessé d’être productives» au vingtième siècle, «avec le changement de forme des explosifs appelés bombes».

L’ouvrage ne mentionne pas le sens de «bouilloire», mais on est fondé à croire, à mon avis, qu’il s’agit là d’un emploi métaphorique, disparu avec le type de bombe que l’ustensile de cuisine évoquait jadis.

Line Gingras

20 avril 2005

La bombe

Je ne sais même plus très bien ce qui est arrivé ce jour-là.

Jeune traductrice, je travaillais un matin dans mon bureau avec fenêtre (mes anciens collègues apprécieront ce détail), au vingt-troisième et dernier étage d’une belle tour blanche du centre-ville d’Ottawa, lorsque soudain.

Je sors et, comme mon bureau est en face du coin où l’on prépare le café, je vois tout de suite d’où vient ce cri, ce hurlement épouvantable : l’une de nos secrétaires, celle justement qui doit se marier dans quelques jours, s’est ébouillantée. Déjà ses camarades lui portent secours, l’entraînent vers les toilettes. Et je reste plantée là, devant ma porte.

«Qu’est-ce qui se passe?» demandent mes collègues, l’instant d’après. Mais j’ai le cerveau glacé comme le reste, et je n’arrive qu’à balbutier : «La bombe, la bombe...»

Je me rends parfaitement compte que ce mot-là, qui appartient à mon enfance dans le petit rang croche, est incongru dans la bouche d’une traductrice de l’administration fédérale. Je cherche désespérément à le remplacer, mais ne suis pas plus capable de retrouver le mot bouilloire que d’articuler une phrase cohérente.

Enfin. Ces minutes embarrassantes sont loin derrière moi; quant à l’accident, heureusement il n’a pas eu de conséquences graves – c’était en fait le marc de café, tout brûlant, que notre amie avait renversé sur ses vêtements –, et le mariage a été célébré à la date prévue.

Pourquoi donc vous raconter cette anecdote, où se manifestent de si brillante façon mes qualités d’«antihéroïne»? C’est pour vous parler de l’adjectif cohérent, mes enfants.

On qualifie de cohérent quelque chose «dont tous les éléments se tiennent et s’harmonisent ou s’organisent logiquement» (Lexis) :

Ces joueurs amateurs ont fini par constituer une équipe de football très cohérente. (Lexis.)

Il était là, dans l’impossibilité de penser, de rassembler, de mettre bout à bout deux idées cohérentes. (Simon.)

Ainsi, deux actions, deux phrases peuvent être cohérentes ou former l’une avec l’autre un tout cohérent, mais il ne semble pas admis de dire qu’une action ou une phrase est cohérente avec une autre, ou que des actions, des phrases sont cohérentes avec quelque chose d’autre.

Cette construction, sans doute calquée sur le tour anglais consistent with (voir l’excellent Guide anglais-français de la traduction, de René Meertens, pour de nombreuses suggestions d’équivalents), se rencontre assez souvent :

Le gouvernement Charest souhaitait se montrer cohérent avec la loi...

On peut supposer, ici, que le gouvernement souhaitait se conformer à la loi, agir en conformité avec la loi, accorder son action ou ses décisions avec la loi, se montrer en harmonie avec la loi. (Ce n’est pas moi qui le dis, hein.)

* * * * *

Des nouvelles du vingt-troisième étage et de la future mariée? Il y a belle lurette que notre service de traduction n’existe plus. Quant à notre jeune secrétaire, j’ignore ce qu’elle est devenue; mais si elle vit toujours en harmonie avec son mari, elle a dû fêter son vingtième anniversaire de mariage, il y a un an ou deux. Comme le temps passe.

Line Gingras

13 avril 2005

Une soirée au Florian

C’était d’abord la grosse voix du campanile qui en faisait l’annonce solennelle. Puis les deux Maures de la tour de l’Horloge, frappant l’un après l’autre sur leur cloche fêlée. Neuf heures du soir; la nuit de septembre, déjà, berçait la ville dans son immense bateau d’ombre. Sur la place débarrassée de ses pigeons, la basilique éclatait de blancheur.

Après le souper, tout doucement, les touristes revenaient par petits groupes. Au Florian, au Quadri, au Lavena, les musiciens s’installaient.

Je m’assoyais, invariablement, à la terrasse du Florian. Le Florian, c’était la Venise fière de ses origines; le Quadri, la Venise des Autrichiens. (Le Lavena n’existait pas.) Je commandais une glace.

Des gens s’attablaient. D’autres restaient debout; toute la soirée, ils iraient d’un orchestre à l’autre, laissant celui qui prenait une pause, choisissant le plus brillant. On s’attroupait devant le Quadri, fort de ses deux violons. Je demeurais fidèle au Florian – un seul violon avec, comme ses concurrents je crois, piano, clarinette, contrebasse. Toujours le même répertoire, sauf à un certain moment où les choses se corsaient : on sortait les lutrins, des partitions, le violoniste mettait ses lunettes; et on s’appliquait, laborieusement, à déchiffrer une pièce nouvelle. Je levais le nez, pour saluer l’initiative; mais c’est alors que l’auditoire debout passait en face, chez l’ennemi. Qui se lançait dans une valse viennoise.

Au milieu de cette cacophonie je lisais tranquillement. Dix heures sonnaient, onze heures; minuit. Les musiciens pliaient bagage; je leur faisais un signe, ils répondaient gentiment. La place se vidait. J’allais, au bord de l’eau, entendre respirer la lagune, du souffle d’un enfant endormi. Je rentrais. Les colonnes, les deux colonnes gigantesques rapportées par un marchand il y a très, très longtemps, montaient la garde.

* * * * *

Ah! mais un peu plus, abandonnée au souvenir, j’oubliais... de mentionner la note – au goût de mer, comme il se doit. Les cafés de la place Saint-Marc, il faut le savoir, sont chers. Les séjours à Venise, plutôt onéreux (ou coûteux).

Ce n’est pas moi qui vous dissuaderai d’aller là-bas, d’y rester le plus longtemps possible, d’y laisser un peu de votre âme et tout votre argent. Vous pensez bien que non. Seulement, je voulais vous dire ceci : l’adjectif onéreux signifie, selon le Trésor de la langue française, « qui occasionne des dépenses élevées, des frais importants ». On peut donc l’employer pour un voyage, des études universitaires ou un mode de chauffage; il est cependant incorrect d’écrire, comme l’a fait un journaliste, que les sommes accordées à la formation linguistique sont moins onéreuses que d’autres, destinées à l’achat de blindés. La guerre est onéreuse (ou coûteuse); les blindés sont coûteux; les sommes, élevées.

Au bout du compte, une soirée au Florian...

Line Gingras

Site du café Florian : http://www.caffeflorian.com/

6 avril 2005

Il était une voix

Une fois de plus je vous invite à me suivre au bord de l’Adriatique, dans cette Venise où vous ne risquez pas de vous perdre. Il y a foule mais restez calme, ce n’est pas la peine d’écraser personne ni de vous faire piétiner; repérez seulement un quelconque parapluie rouge ou fiez-vous à votre instinct grégaire, et laissez-vous porter. Direction, chacun y va de toute manière : le pont du Rialto.

Sur le pont du Rialto, puisque vous y voici arrivé sans trop de mal, le visiteur s’arrête pour contempler, après je ne sais combien de millions d’autres, « la plus belle rue que je crois qui soit en tout le monde », ainsi que l’écrivait Philippe de Commynes au quinzième siècle. Et que faut-il admirer le plus, en effet, des vieilles façades aux styles divers dont les siècles ont effacé les fresques et les dorures, ou de l’infini scintillement de l’eau?

Ne tranchons point, ce serait injuste et cruel. Et trop fatigant. Dans cette ville des sens notre pensée s’absente; sans prévenir elle va se promener toute seule, dans quelque ruelle déserte au nom inquiétant – ou peut-être, n’ayant pas à respecter d’horaire, à exhiber de papiers ni à montrer patte blanche, va-t-elle s’égarer dans les archives, à côté des Frari. Qui dira ce qu’elle en aura rapporté. Mais je divague. Ce qu’il me reste de capacité de réflexion, cela se voit, somnole en flânant derrière un chat.

Heureusement que le bruit, ici, nous ramène au sentiment du réel. Or voici qu’un son s’élève au-dessus des autres, un son que pourtant, de notre poste d’observation, nous ne devrions pas entendre. Un train de gondoles approche, certes, mais il est loin encore. Et cependant monte jusqu’à nous, très présente, la voix du chanteur. Diantre, quels poumons! Tout le monde a les yeux tournés vers le phénomène. Qui arrive enfin.

Il tient un micro.

Comment rêver dans ces conditions-là? Non mais, vous avez soixante-dix ans ou vous venez du bout du monde, avec l’être aimé et vingt autres couples vous passez enfin une demi-journée et une nuit à Venise, et qu’est-ce qu’on vous offre à l’heure de la sérénade?

Un braillard à micro. Déjà que la voix, au naturel, ne se recommande qu’à vos prières, la voici amplifiée. Il est vrai qu’à l’arrière du train, dans le tohu-bohu du Grand Canal, on doit avoir le tympan tendu jusqu’à la déchirure. On a payé pour entendre, après tout.

La voix est amplifiée, disais-je. Oui, car le verbe amplifier, transitif, s’emploie avec un complément d’objet direct, exprimé ou sous-entendu (ici transformé en sujet, à la forme passive) :

Le haut-parleur amplifie les sons. (Multidictionnaire.)

Amplifier les échanges commerciaux.

Cette feuille de chou amplifie les scandales.

La vérité est déjà assez terrible, n’amplifiez pas!

On le trouve aussi à la forme pronominale :

Les mouvements de l’embarcation s’amplifièrent au point qu’elle se retourna. (Lexis.)

Vous avez bien remarqué : les mouvements s’amplifièrent, et non pas amplifièrent. Il est incorrect d’écrire, comme on l’a fait dans une dépêche :

Le bilan de l’horreur ne cesse d’amplifier en Asie du Sud-Est.

Le verbe amplifier, ne pouvant s’utiliser de manière intransitive, aurait dû se construire à la forme pronominale :

Le bilan de l’horreur ne cesse de s’amplifier en Asie du Sud-Est.

Il est vrai que le journaliste, travaillant dans les conditions difficiles que l’on devine, n’avait sans doute pas le loisir de consulter son dictionnaire.

Même s’il était au bord de la mer.

Line Gingras

Site sur les gondoles et les gondoliers : http://www.veniceguide.net/gondolegondolieri2fr.htm

30 mars 2005

À l'ombre des cerisiers en fleur

Des jeunes filles gravissent la colline. Leurs voix ondoyantes parfument la brise : comme le ciel est immense, et la mer! Entre les cerisiers elles cheminent, en cortège de fleurs.

J'évoque ici une scène à laquelle je n'ai rien compris, la première fois que je l'ai vue. À La Fenice en ce lointain après-midi de septembre, j'assistais distraitement à une représentation de Madama Butterfly - c'est-à-dire que je tâchais, tout en admirant la célèbre salle d'or et de pourpre, envolée depuis en fumée et finalement renée de ses cendres, de ne pas faire craquer le parquet.

Douze ans plus tard, à mon tour j'étais sur les planches (non pas à Venise, mais à Ottawa); je chantais, avec les autres geishas invitées aux noces de leur amie Butterfly, ces mêmes arpèges évoqués ci-dessus, la plus belle musique du monde selon notre chef de choeur.

Présentations, salutations, salamalecs. L'éventail refermé, que de toute façon je ne savais pas ouvrir, me voilà buvant à la santé des nouveaux époux, invoquant pour eux la divinité : O Kami, o Kami... Mais ce mariage auquel j'avais été conviée, c'était une parodie; nulle autorité céleste ne le protégerait. Au bout de quelques années, pour sécher les pleurs de la naïve Japonaise abandonnée, à qui l'on voudrait de surcroît enlever son fils en invoquant le bien de l'enfant, il n'y aurait que la mort.

Avant ce dénouement tragique, toutefois, viendrait ce tableau évocateur, que je ne me lassais pas d'admirer en coulisse : une neige de pétales roses, pour le délicat duo des fleurs.

Est-ce par dégoût de l'hiver que j'évoque ici le printemps et ses jardins fleuris, et les moelleuses floraisons du mois de mai? - Plutôt, vous l'avez remarqué, pour aborder la distinction à établir entre évoquer et invoquer, distinction que l'on ne fait pas si l'on écrit, par exemple (brusque retour à la réalité) :

Oussama ben Laden justifiait ces actes en évoquant la présence de forces militaires américaines.

"Évoquer et invoquer ont en commun l'idée d'appeler par la parole, mais ne peuvent être confondus", écrit Joseph Hanse. En effet : rappeler à la mémoire, faire apparaître à l'esprit, mentionner, c'est évoquer. Appeler à l'aide par des prières, avoir recours à un argument, à un témoignage ou à une autorité, c'est invoquer.

Ainsi, j'aime à évoquer le ciel vénitien et ses prolongements dans l'eau. J'invoque tous les saints du Ciel pour qu'ils m'y ramènent; mais je ne sais quels arguments invoquer afin de les convaincre.

Peut-être que l'avion serait plus rapide.

Line Gingras

Les bords de la rivière Sumida et les cerisiers en fleurs : http://www.fgautron.com/gallery/sakuratokyo04/sakura036

27 mars 2005

Dans l'intervalle - Jeu de sphère

Zénon me passe le flambeau qu'il tenait d'Etolane...

Combien lisez-vous de livres par an?

Une vingtaine, peut-être? Faut dire que je lis souvent "en sauts de crapaud", ce qui m'oblige à revenir en arrière...

Quel est le dernier livre que vous ayez acheté?

J'en ai pris deux : La forme de l'eau, d'Andrea Camilleri, et La découverte du ciel, de Harry Mulisch.

Quel est le dernier livre que vous ayez lu?

Lu, fini? Le tout dernier, c'était un livre de la série Fortune de France, de Robert Merle : Le glaive et les amours. Mais je suis en train d'en lire plusieurs à la fois, comme d'habitude : Imprimatur, de Monaldi et Sorti; La part de l'autre, d'Éric-Emmanuel Schmitt; Les manants du Roi, de Jean de La Varende; et Le maître du haut château, de Philip K. Dick.

Listez cinq livres qui comptent beaucoup pour vous ou que vous avez particulièrement appréciés.

Le livre qui m'a le plus marquée de toute ma vie, que j'ai le plus aimé? Sans conteste Le filleul du roi Grolo, de Marie-Claire Daveluy. Découvert au début de l'adolescence, relu je ne sais combien de fois jusqu'à l'âge adulte. Je voudrais bien remettre la main dessus. À part cela, je dirais que mes préférés sont Le petit Robert, le Nouveau dictionnaire des difficultés du français moderne, de Joseph Hanse, et Le bon usage, de Maurice Grevisse, mais j'imagine que ça ne compte pas... Non, sérieusement, disons L'amant sans domicile fixe et la plupart des autres livres de Fruttero et Lucentini, Les trois mousquetaires et la plupart des autres livres d'Alexandre Dumas, et puis les enquêtes du commissaire Brunetti à Venise, de Donna Leon; et enfin la série des Harry Potter, de J.K. Rowling. Ah! mais j'aime aussi beaucoup, énormément, tout autant les délicieux romans policiers d'Iain Pears, et puis les personnages excentriques de Fred Vargas et de Martha Grimes... et je ne peux pas oublier les romans historiques de Robert Merle, dans une langue si vivante. Et les oeuvres de Tolkien. Là, faut que j'arrête. On demandait seulement de dresser une liste...

(Question ajoutée par LG) Quelles sont les cinq lectures qui vous ont le plus marqué ou que vous avez le plus aimées, enfant ou adolescent, pour le meilleur ou pour le pire?

Le filleul du roi Grolo, de Marie-Claire Daveluy. (Et puis Sur les ailes de l'oiseau bleu et Une révolte au pays des fées, de la même auteure.) Pour le meilleur.

Les romans du chanoine Hublet, que j'ai dévorés. Pour le pire.

Les livres de la comtesse de Ségur.

Les poèmes de Nelligan.

Les contes d'Andersen, de Perrault et des frères Grimm.

Mention spéciale aux volumes de l'encyclopédie Grolier pour la jeunesse (je crois que c'était cela), qu'une "fille engagée" m'avait prêtés lorsque j'avais onze ans, où j'ai découvert la poésie et lu de beaux contes.

À qui allez-vous passer le relais? (Trois blogueurs.)

À jujuly, alalain et scrabbleur, si ça les amuse!

16 mars 2005

Le fruit défendu

C’était au temps des pommes
Colin avait douze ans
Mais il faisait son homme
Comme un garçon d’vingt ans
Un jour avec Colette
La fille du voisin
...

Je ne vous la chanterai pas, mais l’histoire est amusante, fine de cette ruse que l’on prête aux paysans de jadis. Et puis, les pommes, je m’y connaissais autrefois! parce que je faisais du porte-à-porte avec mon père, avant qu’il n’ouvre un magasin de fruits et légumes. Gingras les Légumes, on nous appelait. Rien d’étonnant, puisque nous fournissions tout le village en patates, carottes, choux de Siam et le reste.

Pour des fruits et des légumes frais, extrafrais, il n’y avait que nous. Imaginez un peu : tout ce que nous vendions ou presque, nous le cultivions sur nos terres. (Immenses, nos terres.) Mon père, mes grands-pères étaient si habiles cultivateurs que chaque année, par exemple, nos fraises à nous étaient mûres à l’époque où celles des autres commerçants des alentours venaient encore des environs de Montréal ou de l’île d’Orléans. Et nos pommes! Toujours les plus belles, les plus juteuses, les plus croquantes, les plus savoureuses; à peine descendues de l’arbre; et de toutes les variétés. Vous auriez dû voir notre verger..., véritable éden où poussaient aussi, cela va de soi, des prunes, des poires, des pêches, que l’on trouve normalement sous des cieux beaucoup plus doux que celui de la région de Québec.

Peut-être nos clients croyaient-ils vraiment qu’on bénéficiait, dans le petit rang croche, d’un microclimat. Je croyais bien à la poudre de perlimpinpin, moi. (Ou bien, même si c’est une possibilité que je déteste envisager, peut-être que personne, peut-être que pas une âme n’ajoutait foi à nos boniments; peut-être que les naïfs, c’était nous.)

En fait, je peux vous l’avouer aujourd’hui, j’avais plus de quarante ans lorsque j’ai cueilli ma première pomme. Jusque-là je ne savais que l’essentiel, tout juste : on connaît l’arbre au fruit qu’il porte.

Pendant longtemps j’ai utilisé l’expression porter fruit – avec une belle conviction, et la même constance que celle des journalistes qui écrivent aujourd’hui porter fruits :

Sa persévérance a porté fruits.

Le plan de revitalisation de McDonald’s porte fruits.

Un jour, toutefois, j’ai été amenée à faire des recherches sur ce qui semblait être une locution verbale; je viens de les reprendre... Le résultat, c’est que les dictionnaires unilingues que j’ai consultés n’admettent porter fruit ni au singulier ni au pluriel; ils donnent par contre porter des fruits, porter ses fruits :

L’enquête a porté des fruits ou a porté ses fruits. (Multidictionnaire.)

Une telle erreur ne tarda pas à porter ses fruits. (Petit Robert.) 

Ce sont les tours les plus courants. J’ai vu aussi le possessif employé au singulier :

Les réformes avaient porté leur fruit. (D’après une citation du Trésor de la langue française informatisé.)

Et porter du fruit ne serait sans doute pas incorrect, puisque j’ai relevé les expressions produire du fruit et faire du fruit.

Faut-il penser, cependant, que porter fruit – ou porter fruits – serait le calque de to bear fruit? Je l’ai craint tout d’abord (c’est d’ailleurs la conclusion à laquelle j’étais arrivée dans la première version du présent billet), n’ayant trouvé porter fruit que dans un dictionnaire bilingue, le Robert & Collins Super Senior; mais Colpron et Dagenais restent muets là-dessus. De fait, le Téléphone linguistique de l’OLF m’apprend que l’expression est mentionnée dans le Littré, dictionnaire de la langue du dix-neuvième siècle, sous la forme porter fruit. Il ne s’agirait donc que d’un tour vieilli, dont la vitalité au Canada pourrait être attribuable en partie à l’influence de l’anglais (l’hypothèse est de moi), mais que l’on aurait tort de condamner – du moins lorsque fruit est au singulier.

[Note ajoutée le 1er juillet 2011 : Voir le commentaire de M.L. pour une précision importante.]

 

* * * * *

 

Et le fruit défendu? Celui que Colette et Colin, avec les pommes, cueillaient au jardin?

Il était encore vert.

Line Gingras

Pour voir où conduisait le petit rang croche (ou rang du lac Sept-Îles) : http://www.st-raymond.com/jema/lac7il.htm

 

9 mars 2005

L'esprit est prompt...

L'esprit est prompt, et la chair infirme. (Pascal.)

C'est pour cela qu'à la veille du jour de l'An, écartant les doutes de l'expérience, vous formez pieusement de bonnes résolutions qui ne verront pas même la naissance des roses.

« Tous les matins, j'irai courir avec mon voisin! »

Je ne vous découragerai pas d'essayer : depuis des mois il vous harcèle, cet apôtre de l'esprit sain; il vous tourmente à force de travailler à votre salut. Mais combien de temps va-t-il courir à votre rythme? Or rien ne sert de vouloir le rejoindre : il est comme l'eau vive, impossible à rattraper.

Soufflez donc un peu, le temps qu'il revienne.

Vous devez commencer à les trouver baroques, mes associations d'idées, mais cette humaine faiblesse me fait penser à ce que j'ai lu, en janvier, à propos de l'aide qu'ont annoncée de nombreux gouvernements aux pays frappés par le tsunami. Quels élans de générosité, n'est-ce pas! Quelles envolées de chiffres! Qui allait enchérir? On a fait alors observer, avec un scepticisme justifié semble-t-il, que les pays riches sont déjà lents à tenir leurs promesses en matière d'aide publique au développement – qu'ils sont lents à rejoindre leurs promesses.

Cet emploi me paraît incorrect : une promesse que l'on a faite, ce n'est pas un coureur que l'on cherche à rattraper, un ami que l'on retrouve au café, un parti politique auquel on adhère après l'avoir quitté, un lieu vers lequel on se dirige, comme un nageur qui rejoint la rive – c'est un engagement à respecter. Sans doute pourrait-on dire, au sujet de deux promesses du même ordre, qu'elles se rejoignent; sans doute aussi, dans un monde idéal, le montant de l'aide accordée pourrait-il rejoindre la somme promise, c'est-à-dire y correspondre. Mais ces deux emplois diffèrent de celui qui nous occupe.

Pour tenir leurs promesses, nos gouvernements n'ont pas à traverser le désert.

Ne comptez donc pas sur eux pour le rattraper, votre Alexis le Trotteur; celui-là, pendant que nous dissertions, il s'est évanoui dans la nature..., à moins qu'il ne soit allé rejoindre sa promise. Vous voyez que ce n'était pas la peine de lui courir après.

Line Gingras

2 mars 2005

Et autres ténors

Énumérations; terme générique; et autres + nom.

Dans une autre vie, j'ai fait partie d'un chœur d'opéra. À ma première expérience, la troupe montait La bohème et nous jouions un rôle assez important, mes camarades et moi, dans la scène qui se déroule la veille de Noël, à la terrasse du café Momus et aux alentours. On comptait parmi nous des étudiants, des marchands ambulants, des policiers, des dames faisant leurs emplettes; chez les enfants, des riches et des pauvres.

J'étais une chiffonnière de nombreux printemps; après la représentation, je m'enlevais trente bonnes années avec le maquillage, sans rire. Et puis, le croirez-vous? je pouvais enfin me mêler à mes camarades, du moins à ceux qui traînaient encore en coulisse quand j'avais terminé : jusqu'à ce moment-là, dans mes atours de misère, je n'osais me joindre aux classes supérieures. Il y avait mon amie chiffonnière et moi, et il y avait les autres.

— Les autres?

Les autres choristes, voyons. Je n'allais pas me fondre dans la foule des pâtissiers, constituée d'un unique spécimen, sympathique au demeurant. Curieux, à bien y penser, ce pronom ou cet adjectif, selon le cas, qui évoque à la fois la distinction et l'appartenance, l'individu et le groupe.

Curieux, mais certes pas aussi étrange que son emploi dans les énumérations suivantes :

Au programme, des œuvres de Purcell, Monteverdi, Bach et autres Debussy.

Tympans, statues, arcs-boutants, colonnes et autres pignons.

Ces exemples sont forgés sur le modèle de plusieurs phrases que j'ai lues ces derniers mois. J'imagine ne pas être la seule à trouver ces formulations, disons, étonnantes. Après et autres, il me paraît naturel d'attendre non pas un nouvel élément de l'énumération, mais un terme générique :

Tomates, carottes, artichauts et autres légumes. (Petit Robert.)

C'est l'avis de Joseph Hanse : « Et autres renvoie à d'autres personnes ou choses de la même espèce. On peut employer après autres un nom générique englobant obligatoirement ce qui précède. » (C'est moi qui souligne.) Il propose comme exemple : Tables, chaises et autres meubles.

Bien entendu, le terme générique peut être placé devant l'énumération :

Plusieurs experts, médecins, professeurs, chercheurs, urbanistes et anciens premiers ministres.

Plusieurs experts, médecins, professeurs, chercheurs, urbanistes, anciens premiers ministres et autres.

Toutefois j'ai relevé, dans un article sur le futur emplacement du CHUM, une variante qui donne à réfléchir :

Plusieurs experts, médecins, professeurs, chercheurs, urbanistes et autres anciens premiers ministres.

Cette implicite longévité de nos dirigeants a de quoi impressionner. Je ne suis pas trop au fait de la politique, mais il me vient deux questions à ce propos, auxquelles il serait plaisant que l'on s'efforce de répondre :

1. Nous en avons combien, au Québec, d'anciens premiers ministres exerçant les professions susmentionnées... et d'autres?

2. Parmi eux, est-ce que par hasard il y aurait des ténors?

Line Gingras

Voir aussi, à propos du tour et autres introduisant le dernier élément d'une énumération, mon billet intitulé "Et autres paellas", qui a paru dans Choux de Siam.

23 février 2005

Qui a volé l'orange?

Identifier; identify.

Qui a volé l'orange? Qui? La question posée, rangeons-la dans le tiroir le plus proche et laissons courir quelques minutes; nous y reviendrons, le crime n'est pas bien grand. Pour l'instant, puisque c'est moi qui mène la barque et qu'il m'en prend la fantaisie, nous nous attarderons plutôt à un brin de poésie dix-neuvième :

Dans Venise la rouge
Pas un bateau qui bouge

Oui, oublions l'orange à peine évoquée; en fait c'est une sanguine, mais quelle importance. Imaginons un moment que nous soyons ensemble, sur la lagune sombre que berce la lune, à écouter les phrases de cette mélodie monter tout près, puis s'éloigner les unes derrière les autres dans le frais du soir. Le bonheur est un aviron dans l'eau. Et pourtant...

Mes aïeux, que dirait Musset aujourd'hui! Peut-être nous écrirait-il, avec Gounod, une chanson engagée sur le moto ondoso?

Venise en effet grouille de tout ce qui flotte, bien qu'il ne soit pas recommandé d'y faire la planche : de l'aube à la nuit, sur toute la longueur du Grand Canal, ronronnent vaporetti et motoscafi; chauffeurs de taxi, ambulanciers, policiers, pompiers, éboueurs, livreurs, croque-morts, déménageurs, tous conduisent des bateaux à moteur. Les gondoliers n'ont qu'à bien se tenir.

Par ailleurs, la célébrissime gondole n'est pas seule à se déplacer dans un silence relatif : une diversité d'embarcations traditionnelles sillonnent la ville ou la lagune; certaines ne se montrent qu'à l'occasion des régates, mais d'autres, comme le sandolo, demeurent d'utilisation courante.

Elles ont de beaux noms, voyez : puparin, topo, sanpierota, caorlina, s'ciopòn, desdotona, gondolin, mascareta. Mais pour la plupart je ne saurais les identifier; les bateaux, en ce qui me concerne, c'est un peu comme les champignons : je les aime bien, mais je n'y connais rien.

Voilà donc, en nombreuse et distinguée compagnie, une sérieuse lacune dans ma culture; et l'ayant décelée, cette lacune, découverte, cernée, je m'empresse de vous la signaler.

Pourquoi je me dépêche tant de la révéler, moi qui devrais avoir le rouge au front et qui m'identifie en général à madame la tortue, pendant la course sinon au fil d'arrivée?

Pardonnez ma méfiance, mais une crainte m'habite : qu'un scélérat ne se mêle d'identifier mes lacunes. Cela s'est vu : on a identifié, déjà, non seulement des lacunes, et à maintes reprises, mais encore des problèmes, des tendances et même un trou de quelques milliards dans un rapport (depuis ce temps, je surveille de près l'état de mes bas de laine). Impossible de l'interdire, mais cet emploi d'identifier au sens de découvrir, déceler, cerner, signaler, révéler, c'est un anglicisme, et nous aurons toujours trop de ces bibites-là.

Au fait, puisque je ne voudrais pas vous laisser sur votre appétit – c'est déjà bien suffisant d'avoir coupé la sérénade, rompu le charme, décousu le style, tué le rêve et ainsi de suite –, qui a volé l'orange? Pas moi, en tout cas. Pas Bécaud non plus, ni l'étranger qui regarde les étoiles. Vous pourriez l'identifier, vous, le galapiat qui s'est sauvé avec en gondole, et qui nage* en sens interdit?

Line Gingras

* Incohérence, vous croyez? À votre Petit Robert, allez!

16 février 2005

Des papillons dans l'estomac

Forme passive; construction passive; construction de l'infinitif; infinitif actif à sens passif; complément de l'infinitif; à + infinitif; à être + participe passé; à se souvenir; avoir des papillons dans l'estomac.

« Les souvenirs de nos vingt ans sont de jolis papillons blancs... »

C'est comme ça, je ne peux pas résister à un bout de chanson. Mais le souvenir auquel je pense est en fait un bonbon dur, marbré de rose et de vert, et me ramène à l'âge de huit ou neuf ans.

À l'école, ce serait bientôt l'anniversaire de madame la directrice. Des élèves présenteraient de petits numéros pour l'occasion, et surtout, le soir, nous aurions congé de devoirs, congé de leçons.

Aucun travail à remettre le lendemain, donc.

À remettre, c'est noté? – et non pas à être remis; la forme passive serait ici un calque de l'anglais. De même, on parle correctement d'un article à publier le mois prochain, et non pas à être publié (en anglais : to be published).

Mais cessons de faire les gros yeux pour revenir aux préparatifs de la fête. Cette année-là, mon institutrice voulut me mettre à contribution : avec une camarade plus jeune, je réciterais un compliment, L'Espérance et le Bonheur. Ceignant une écharpe verte, je serais l'Espérance; ma camarade, en rose, incarnerait le Bonheur, dont elle avait la grâce et la gentillesse.

Cependant il fallut la remplacer, à moins d'une semaine du grand jour : victime du trac, elle n'arrivait pas à retenir son texte.

Faudrait-il conclure, en utilisant un tour que j'ai vu il y a peu, qu'elle avait trop de « phrases à se souvenir »? Mais non, je regrette. Dans ce type de construction, le même que ci-dessus (nom + à + infinitif exprimant une obligation, une intention ou un projet), le nom qui précède l'infinitif est complément d'objet direct de ce dernier :

Elle n'avait plus que trois paragraphes à traduire.

Tous les soirs nous rapportions un bavarois, à savourer avec des fraises.

Il lui reste cet enfant à aimer.

Or, chacun le sait, se souvenir appelle un complément d'objet indirect : on ne se souvient pas quelque chose, mais de quelque chose. Ma camarade avait donc, semble-t-il, trop de phrases à mémoriser, à se rappeler, à apprendre par cœur – trop de phrases dont il lui fallait se souvenir.

Ou peut-être bien, comme on dirait en anglais, trop de papillons dans l'estomac.

Line Gingras

9 février 2005

Le record de "Monsieur Guindon"

Briser un record; fracasser un record; battre un record; améliorer un record; record passé; records passés.

«Montmartre, en ce temps-là, accrochait ses lilas jusque sous nos fenêtres...»

Oui, c'est bien joli; mais ce n'est pas la bonne chanson. Entre La bohème d'Aznavour et mon historiette d'aujourd'hui, en fait, il n'y a de commun que les lilas, dont l'odeur effleurait délicieusement la galerie lorsque nous avons emménagé dans la grande maison grise, en cette lointaine fin de printemps.

Au bout d'une allée raccourcie par le tracé de la nouvelle route mais que bordaient d'un côté un modeste champ de fraises et, de l'autre, quelques rangs de framboises, elle avait été construite pour mes grands-parents, qui nous avaient laissé quelques trésors; parmi eux, une pile de soixante-dix-huit tours.

Bientôt nous avons eu notre chanson préférée, ma sœur, mes frères et moi : Monsieur Guindon, vieux succès du folkloriste Jacques Labrecque. Les déboires du fermier malchanceux, racontés avec force jurons dans une langue terrienne aux chauds effluves d'étable, faisaient notre joie – d'autant plus que, dans la bouche du plus jeune, qui n'avait pas six ans, ils devenaient les mésaventures de monsieur Dindon. Cependant, la chanson avait fait scandale à l'époque de sa création; et si mes grands-parents, braves gens qui imposaient à leurs garçons, tous les soirs, de s'agenouiller pour le chapelet en famille, avaient toléré la présence de cet enregistrement dans leur maison, c'est qu'ils n'avaient pu refuser ce plaisir à mon oncle Hervé, malade. N'empêche, lorsque le curé venait faire sa visite paroissiale, on ne courait pas de risque : ma grand-mère descendait cacher le record dans la grosse commode, au sous-sol.

Le record? Oui, c'est ainsi que nous disions chez nous, autrefois; mais cet anglicisme est disparu, ce me semble – abandonné dans la commode, avec la pile de soixante-dix-huit tours. Requiescat in pace.

Puisque nous en sommes aux records du bon vieux temps... Je lisais il y a peu, à propos du tsunami qui a frappé l'Asie du Sud-Est, que le montant de l'aide demandée allait fracasser «les records passés». Est-ce à dire que la somme en question aurait pu briser des records présents ou même futurs? Un instant de réflexion, où l'on interroge le Saint-Esprit. (On en profite pour consulter aussi le Colpron, qui confirme un soupçon tardif : briser un record, c'est un calque de l'anglais; il faut dire battre, améliorer un record.)

Quant à notre disque de Monsieur Guindon, il s'est cassé un jour, pour avoir trop tourné. «Chienne de vie!» conclurai-je avec le chevalier de la fourche, malgré l'insignifiance de ce malheur.

Excusez-la.

Line Gingras

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