Une fois de plus je vous invite à me suivre au bord de l’Adriatique, dans cette Venise où vous ne risquez pas de vous perdre. Il y a foule mais restez calme, ce n’est pas la peine d’écraser personne ni de vous faire piétiner; repérez seulement un quelconque parapluie rouge ou fiez-vous à votre instinct grégaire, et laissez-vous porter. Direction, chacun y va de toute manière : le pont du Rialto.
Sur le pont du Rialto, puisque vous y voici arrivé sans trop de mal, le visiteur s’arrête pour contempler, après je ne sais combien de millions d’autres, « la plus belle rue que je crois qui soit en tout le monde », ainsi que l’écrivait Philippe de Commynes au quinzième siècle. Et que faut-il admirer le plus, en effet, des vieilles façades aux styles divers dont les siècles ont effacé les fresques et les dorures, ou de l’infini scintillement de l’eau?
Ne tranchons point, ce serait injuste et cruel. Et trop fatigant. Dans cette ville des sens notre pensée s’absente; sans prévenir elle va se promener toute seule, dans quelque ruelle déserte au nom inquiétant – ou peut-être, n’ayant pas à respecter d’horaire, à exhiber de papiers ni à montrer patte blanche, va-t-elle s’égarer dans les archives, à côté des Frari. Qui dira ce qu’elle en aura rapporté. Mais je divague. Ce qu’il me reste de capacité de réflexion, cela se voit, somnole en flânant derrière un chat.
Heureusement que le bruit, ici, nous ramène au sentiment du réel. Or voici qu’un son s’élève au-dessus des autres, un son que pourtant, de notre poste d’observation, nous ne devrions pas entendre. Un train de gondoles approche, certes, mais il est loin encore. Et cependant monte jusqu’à nous, très présente, la voix du chanteur. Diantre, quels poumons! Tout le monde a les yeux tournés vers le phénomène. Qui arrive enfin.
Il tient un micro.
Comment rêver dans ces conditions-là? Non mais, vous avez soixante-dix ans ou vous venez du bout du monde, avec l’être aimé et vingt autres couples vous passez enfin une demi-journée et une nuit à Venise, et qu’est-ce qu’on vous offre à l’heure de la sérénade?
Un braillard à micro. Déjà que la voix, au naturel, ne se recommande qu’à vos prières, la voici amplifiée. Il est vrai qu’à l’arrière du train, dans le tohu-bohu du Grand Canal, on doit avoir le tympan tendu jusqu’à la déchirure. On a payé pour entendre, après tout.
La voix est amplifiée, disais-je. Oui, car le verbe amplifier, transitif, s’emploie avec un complément d’objet direct, exprimé ou sous-entendu (ici transformé en sujet, à la forme passive) :
Le haut-parleur amplifie les sons. (Multidictionnaire.)
Amplifier les échanges commerciaux.
Cette feuille de chou amplifie les scandales.
La vérité est déjà assez terrible, n’amplifiez pas!
On le trouve aussi à la forme pronominale :
Les mouvements de l’embarcation s’amplifièrent au point qu’elle se retourna. (Lexis.)
Vous avez bien remarqué : les mouvements s’amplifièrent, et non pas amplifièrent. Il est incorrect d’écrire, comme on l’a fait dans une dépêche :
Le bilan de l’horreur ne cesse d’amplifier en Asie du Sud-Est.
Le verbe amplifier, ne pouvant s’utiliser de manière intransitive, aurait dû se construire à la forme pronominale :
Le bilan de l’horreur ne cesse de s’amplifier en Asie du Sud-Est.
Il est vrai que le journaliste, travaillant dans les conditions difficiles que l’on devine, n’avait sans doute pas le loisir de consulter son dictionnaire.
Même s’il était au bord de la mer.
Line Gingras
Site sur les gondoles et les gondoliers : http://www.veniceguide.net/gondolegondolieri2fr.htm