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La plume heureuse
18 janvier 2005

Devant le palais des Doges

À la fois.

À Venise par un bel après-midi de septembre, j'allais descendre du vaporetto de la ligne 1, qui accostait tout près de la Piazzetta après avoir longé, avec une lenteur quasi solennelle, les lumineuses merveilles du Grand Canal, lorsqu'une voix féminine s'éleva, coupante, accusatrice : « Where is the Doges' Palace? »

Quel embarras, certains jours, d'appartenir aux étrangers.

À vingt bonnes années de distance j'ai retrouvé mon souffle, mais il est un peu tard, évidemment, pour faire à Sa Hauteur une manière de réponse :

« Où donc, que vous y couriez? Mais à vos pieds, très chère. On ne vous a pas trompée, il y a bien un palais des Doges à Venise, comme dans tous les articles, tous les films, tous les albums sur la Sérénissime. Regardez-le, puisque vous tenez si fort à le voir, ce fabuleux gâteau rose, cet ouvrage de dentelle que l'on croirait d'une fée de Burano. Admirez ses deux façades, celle qui donne sur la Piazzetta et celle que l'on aperçoit de loin, tel un rêve des eaux, et que tant de voyageurs, de marchands revenant de longs périples ont contemplée, en soupirant de bonheur...

— Bon, j'ai vu. Elle n'est pas symétrique, cette façade.

— Comme vous êtes observatrice. On aurait dû vous prévenir : ces deux fenêtres, à droite, sont effectivement un peu plus basses que les autres; j'ai oublié pourquoi. Quelle désillusion pour vous, et tout cet argent par-dessus bord! Vos prochaines vacances, passez-les donc au centre commercial. »

Je ne le dirai qu'à vous, ami lecteur, Venise tout entière est réfractaire à la ligne droite. Elle penche, elle divague, elle va de côté et d'autre selon, à ce qu'il me paraît, les caprices du temps, les fantaisies de l'eau, ses propres variations d'humeur. D'une séduction infinie et indéfinissable, chez elle, l'absence de symétrie.

Chez elle. Car je n'y verrais pas un critère d'élégance universel. La structure de la phrase française, puisqu'il faut bien arriver, en ramant comme on peut, au sujet qui nous occupe, doit respecter un certain équilibre pour que l'oreille et l'esprit soient satisfaits. Prenez cet exemple, forgé sur le modèle d'une phrase qui se citerait mal hors contexte :

Les concerts de cet ensemble présentent un intérêt qui tient à la fois à l'agencement des œuvres au programme et qui relève de la pertinence des commentaires.

La locution à la fois signale d'ordinaire la présence simultanée d'au moins deux éléments, qui doivent être amenés soit d'un seul tenant, au pluriel (comme dans l'expression courir deux lièvres à la fois), soit séparément, mais de façon symétrique; dans ce cas-ci, comme on le voit à la place qu'elle occupe, elle annonce les compléments du verbe tenir, et celui qu'elle précède doit donc être suivi d'un deuxième complément du même verbe, construit de la même manière. Rien de plus facile, à vrai dire, que d'apporter la correction voulue :

Les concerts de cet ensemble présentent un intérêt qui tient à la fois à l'agencement des œuvres au programme et à la pertinence des commentaires.

D'autres solutions seraient aussi valables; je les laisse à votre imagination. Dans la mienne, devinez quoi? je vais faire un tour au Florian.

Line Gingras

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