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La plume heureuse
30 mars 2005

À l'ombre des cerisiers en fleur

Des jeunes filles gravissent la colline. Leurs voix ondoyantes parfument la brise : comme le ciel est immense, et la mer! Entre les cerisiers elles cheminent, en cortège de fleurs.

J'évoque ici une scène à laquelle je n'ai rien compris, la première fois que je l'ai vue. À La Fenice en ce lointain après-midi de septembre, j'assistais distraitement à une représentation de Madama Butterfly - c'est-à-dire que je tâchais, tout en admirant la célèbre salle d'or et de pourpre, envolée depuis en fumée et finalement renée de ses cendres, de ne pas faire craquer le parquet.

Douze ans plus tard, à mon tour j'étais sur les planches (non pas à Venise, mais à Ottawa); je chantais, avec les autres geishas invitées aux noces de leur amie Butterfly, ces mêmes arpèges évoqués ci-dessus, la plus belle musique du monde selon notre chef de choeur.

Présentations, salutations, salamalecs. L'éventail refermé, que de toute façon je ne savais pas ouvrir, me voilà buvant à la santé des nouveaux époux, invoquant pour eux la divinité : O Kami, o Kami... Mais ce mariage auquel j'avais été conviée, c'était une parodie; nulle autorité céleste ne le protégerait. Au bout de quelques années, pour sécher les pleurs de la naïve Japonaise abandonnée, à qui l'on voudrait de surcroît enlever son fils en invoquant le bien de l'enfant, il n'y aurait que la mort.

Avant ce dénouement tragique, toutefois, viendrait ce tableau évocateur, que je ne me lassais pas d'admirer en coulisse : une neige de pétales roses, pour le délicat duo des fleurs.

Est-ce par dégoût de l'hiver que j'évoque ici le printemps et ses jardins fleuris, et les moelleuses floraisons du mois de mai? - Plutôt, vous l'avez remarqué, pour aborder la distinction à établir entre évoquer et invoquer, distinction que l'on ne fait pas si l'on écrit, par exemple (brusque retour à la réalité) :

Oussama ben Laden justifiait ces actes en évoquant la présence de forces militaires américaines.

"Évoquer et invoquer ont en commun l'idée d'appeler par la parole, mais ne peuvent être confondus", écrit Joseph Hanse. En effet : rappeler à la mémoire, faire apparaître à l'esprit, mentionner, c'est évoquer. Appeler à l'aide par des prières, avoir recours à un argument, à un témoignage ou à une autorité, c'est invoquer.

Ainsi, j'aime à évoquer le ciel vénitien et ses prolongements dans l'eau. J'invoque tous les saints du Ciel pour qu'ils m'y ramènent; mais je ne sais quels arguments invoquer afin de les convaincre.

Peut-être que l'avion serait plus rapide.

Line Gingras

Les bords de la rivière Sumida et les cerisiers en fleurs : http://www.fgautron.com/gallery/sakuratokyo04/sakura036

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27 mars 2005

Dans l'intervalle - Jeu de sphère

Zénon me passe le flambeau qu'il tenait d'Etolane...

Combien lisez-vous de livres par an?

Une vingtaine, peut-être? Faut dire que je lis souvent "en sauts de crapaud", ce qui m'oblige à revenir en arrière...

Quel est le dernier livre que vous ayez acheté?

J'en ai pris deux : La forme de l'eau, d'Andrea Camilleri, et La découverte du ciel, de Harry Mulisch.

Quel est le dernier livre que vous ayez lu?

Lu, fini? Le tout dernier, c'était un livre de la série Fortune de France, de Robert Merle : Le glaive et les amours. Mais je suis en train d'en lire plusieurs à la fois, comme d'habitude : Imprimatur, de Monaldi et Sorti; La part de l'autre, d'Éric-Emmanuel Schmitt; Les manants du Roi, de Jean de La Varende; et Le maître du haut château, de Philip K. Dick.

Listez cinq livres qui comptent beaucoup pour vous ou que vous avez particulièrement appréciés.

Le livre qui m'a le plus marquée de toute ma vie, que j'ai le plus aimé? Sans conteste Le filleul du roi Grolo, de Marie-Claire Daveluy. Découvert au début de l'adolescence, relu je ne sais combien de fois jusqu'à l'âge adulte. Je voudrais bien remettre la main dessus. À part cela, je dirais que mes préférés sont Le petit Robert, le Nouveau dictionnaire des difficultés du français moderne, de Joseph Hanse, et Le bon usage, de Maurice Grevisse, mais j'imagine que ça ne compte pas... Non, sérieusement, disons L'amant sans domicile fixe et la plupart des autres livres de Fruttero et Lucentini, Les trois mousquetaires et la plupart des autres livres d'Alexandre Dumas, et puis les enquêtes du commissaire Brunetti à Venise, de Donna Leon; et enfin la série des Harry Potter, de J.K. Rowling. Ah! mais j'aime aussi beaucoup, énormément, tout autant les délicieux romans policiers d'Iain Pears, et puis les personnages excentriques de Fred Vargas et de Martha Grimes... et je ne peux pas oublier les romans historiques de Robert Merle, dans une langue si vivante. Et les oeuvres de Tolkien. Là, faut que j'arrête. On demandait seulement de dresser une liste...

(Question ajoutée par LG) Quelles sont les cinq lectures qui vous ont le plus marqué ou que vous avez le plus aimées, enfant ou adolescent, pour le meilleur ou pour le pire?

Le filleul du roi Grolo, de Marie-Claire Daveluy. (Et puis Sur les ailes de l'oiseau bleu et Une révolte au pays des fées, de la même auteure.) Pour le meilleur.

Les romans du chanoine Hublet, que j'ai dévorés. Pour le pire.

Les livres de la comtesse de Ségur.

Les poèmes de Nelligan.

Les contes d'Andersen, de Perrault et des frères Grimm.

Mention spéciale aux volumes de l'encyclopédie Grolier pour la jeunesse (je crois que c'était cela), qu'une "fille engagée" m'avait prêtés lorsque j'avais onze ans, où j'ai découvert la poésie et lu de beaux contes.

À qui allez-vous passer le relais? (Trois blogueurs.)

À jujuly, alalain et scrabbleur, si ça les amuse!

16 mars 2005

Le fruit défendu

C’était au temps des pommes
Colin avait douze ans
Mais il faisait son homme
Comme un garçon d’vingt ans
Un jour avec Colette
La fille du voisin
...

Je ne vous la chanterai pas, mais l’histoire est amusante, fine de cette ruse que l’on prête aux paysans de jadis. Et puis, les pommes, je m’y connaissais autrefois! parce que je faisais du porte-à-porte avec mon père, avant qu’il n’ouvre un magasin de fruits et légumes. Gingras les Légumes, on nous appelait. Rien d’étonnant, puisque nous fournissions tout le village en patates, carottes, choux de Siam et le reste.

Pour des fruits et des légumes frais, extrafrais, il n’y avait que nous. Imaginez un peu : tout ce que nous vendions ou presque, nous le cultivions sur nos terres. (Immenses, nos terres.) Mon père, mes grands-pères étaient si habiles cultivateurs que chaque année, par exemple, nos fraises à nous étaient mûres à l’époque où celles des autres commerçants des alentours venaient encore des environs de Montréal ou de l’île d’Orléans. Et nos pommes! Toujours les plus belles, les plus juteuses, les plus croquantes, les plus savoureuses; à peine descendues de l’arbre; et de toutes les variétés. Vous auriez dû voir notre verger..., véritable éden où poussaient aussi, cela va de soi, des prunes, des poires, des pêches, que l’on trouve normalement sous des cieux beaucoup plus doux que celui de la région de Québec.

Peut-être nos clients croyaient-ils vraiment qu’on bénéficiait, dans le petit rang croche, d’un microclimat. Je croyais bien à la poudre de perlimpinpin, moi. (Ou bien, même si c’est une possibilité que je déteste envisager, peut-être que personne, peut-être que pas une âme n’ajoutait foi à nos boniments; peut-être que les naïfs, c’était nous.)

En fait, je peux vous l’avouer aujourd’hui, j’avais plus de quarante ans lorsque j’ai cueilli ma première pomme. Jusque-là je ne savais que l’essentiel, tout juste : on connaît l’arbre au fruit qu’il porte.

Pendant longtemps j’ai utilisé l’expression porter fruit – avec une belle conviction, et la même constance que celle des journalistes qui écrivent aujourd’hui porter fruits :

Sa persévérance a porté fruits.

Le plan de revitalisation de McDonald’s porte fruits.

Un jour, toutefois, j’ai été amenée à faire des recherches sur ce qui semblait être une locution verbale; je viens de les reprendre... Le résultat, c’est que les dictionnaires unilingues que j’ai consultés n’admettent porter fruit ni au singulier ni au pluriel; ils donnent par contre porter des fruits, porter ses fruits :

L’enquête a porté des fruits ou a porté ses fruits. (Multidictionnaire.)

Une telle erreur ne tarda pas à porter ses fruits. (Petit Robert.) 

Ce sont les tours les plus courants. J’ai vu aussi le possessif employé au singulier :

Les réformes avaient porté leur fruit. (D’après une citation du Trésor de la langue française informatisé.)

Et porter du fruit ne serait sans doute pas incorrect, puisque j’ai relevé les expressions produire du fruit et faire du fruit.

Faut-il penser, cependant, que porter fruit – ou porter fruits – serait le calque de to bear fruit? Je l’ai craint tout d’abord (c’est d’ailleurs la conclusion à laquelle j’étais arrivée dans la première version du présent billet), n’ayant trouvé porter fruit que dans un dictionnaire bilingue, le Robert & Collins Super Senior; mais Colpron et Dagenais restent muets là-dessus. De fait, le Téléphone linguistique de l’OLF m’apprend que l’expression est mentionnée dans le Littré, dictionnaire de la langue du dix-neuvième siècle, sous la forme porter fruit. Il ne s’agirait donc que d’un tour vieilli, dont la vitalité au Canada pourrait être attribuable en partie à l’influence de l’anglais (l’hypothèse est de moi), mais que l’on aurait tort de condamner – du moins lorsque fruit est au singulier.

[Note ajoutée le 1er juillet 2011 : Voir le commentaire de M.L. pour une précision importante.]

 

* * * * *

 

Et le fruit défendu? Celui que Colette et Colin, avec les pommes, cueillaient au jardin?

Il était encore vert.

Line Gingras

Pour voir où conduisait le petit rang croche (ou rang du lac Sept-Îles) : http://www.st-raymond.com/jema/lac7il.htm

 

9 mars 2005

L'esprit est prompt...

L'esprit est prompt, et la chair infirme. (Pascal.)

C'est pour cela qu'à la veille du jour de l'An, écartant les doutes de l'expérience, vous formez pieusement de bonnes résolutions qui ne verront pas même la naissance des roses.

« Tous les matins, j'irai courir avec mon voisin! »

Je ne vous découragerai pas d'essayer : depuis des mois il vous harcèle, cet apôtre de l'esprit sain; il vous tourmente à force de travailler à votre salut. Mais combien de temps va-t-il courir à votre rythme? Or rien ne sert de vouloir le rejoindre : il est comme l'eau vive, impossible à rattraper.

Soufflez donc un peu, le temps qu'il revienne.

Vous devez commencer à les trouver baroques, mes associations d'idées, mais cette humaine faiblesse me fait penser à ce que j'ai lu, en janvier, à propos de l'aide qu'ont annoncée de nombreux gouvernements aux pays frappés par le tsunami. Quels élans de générosité, n'est-ce pas! Quelles envolées de chiffres! Qui allait enchérir? On a fait alors observer, avec un scepticisme justifié semble-t-il, que les pays riches sont déjà lents à tenir leurs promesses en matière d'aide publique au développement – qu'ils sont lents à rejoindre leurs promesses.

Cet emploi me paraît incorrect : une promesse que l'on a faite, ce n'est pas un coureur que l'on cherche à rattraper, un ami que l'on retrouve au café, un parti politique auquel on adhère après l'avoir quitté, un lieu vers lequel on se dirige, comme un nageur qui rejoint la rive – c'est un engagement à respecter. Sans doute pourrait-on dire, au sujet de deux promesses du même ordre, qu'elles se rejoignent; sans doute aussi, dans un monde idéal, le montant de l'aide accordée pourrait-il rejoindre la somme promise, c'est-à-dire y correspondre. Mais ces deux emplois diffèrent de celui qui nous occupe.

Pour tenir leurs promesses, nos gouvernements n'ont pas à traverser le désert.

Ne comptez donc pas sur eux pour le rattraper, votre Alexis le Trotteur; celui-là, pendant que nous dissertions, il s'est évanoui dans la nature..., à moins qu'il ne soit allé rejoindre sa promise. Vous voyez que ce n'était pas la peine de lui courir après.

Line Gingras

2 mars 2005

Et autres ténors

Énumérations; terme générique; et autres + nom.

Dans une autre vie, j'ai fait partie d'un chœur d'opéra. À ma première expérience, la troupe montait La bohème et nous jouions un rôle assez important, mes camarades et moi, dans la scène qui se déroule la veille de Noël, à la terrasse du café Momus et aux alentours. On comptait parmi nous des étudiants, des marchands ambulants, des policiers, des dames faisant leurs emplettes; chez les enfants, des riches et des pauvres.

J'étais une chiffonnière de nombreux printemps; après la représentation, je m'enlevais trente bonnes années avec le maquillage, sans rire. Et puis, le croirez-vous? je pouvais enfin me mêler à mes camarades, du moins à ceux qui traînaient encore en coulisse quand j'avais terminé : jusqu'à ce moment-là, dans mes atours de misère, je n'osais me joindre aux classes supérieures. Il y avait mon amie chiffonnière et moi, et il y avait les autres.

— Les autres?

Les autres choristes, voyons. Je n'allais pas me fondre dans la foule des pâtissiers, constituée d'un unique spécimen, sympathique au demeurant. Curieux, à bien y penser, ce pronom ou cet adjectif, selon le cas, qui évoque à la fois la distinction et l'appartenance, l'individu et le groupe.

Curieux, mais certes pas aussi étrange que son emploi dans les énumérations suivantes :

Au programme, des œuvres de Purcell, Monteverdi, Bach et autres Debussy.

Tympans, statues, arcs-boutants, colonnes et autres pignons.

Ces exemples sont forgés sur le modèle de plusieurs phrases que j'ai lues ces derniers mois. J'imagine ne pas être la seule à trouver ces formulations, disons, étonnantes. Après et autres, il me paraît naturel d'attendre non pas un nouvel élément de l'énumération, mais un terme générique :

Tomates, carottes, artichauts et autres légumes. (Petit Robert.)

C'est l'avis de Joseph Hanse : « Et autres renvoie à d'autres personnes ou choses de la même espèce. On peut employer après autres un nom générique englobant obligatoirement ce qui précède. » (C'est moi qui souligne.) Il propose comme exemple : Tables, chaises et autres meubles.

Bien entendu, le terme générique peut être placé devant l'énumération :

Plusieurs experts, médecins, professeurs, chercheurs, urbanistes et anciens premiers ministres.

Plusieurs experts, médecins, professeurs, chercheurs, urbanistes, anciens premiers ministres et autres.

Toutefois j'ai relevé, dans un article sur le futur emplacement du CHUM, une variante qui donne à réfléchir :

Plusieurs experts, médecins, professeurs, chercheurs, urbanistes et autres anciens premiers ministres.

Cette implicite longévité de nos dirigeants a de quoi impressionner. Je ne suis pas trop au fait de la politique, mais il me vient deux questions à ce propos, auxquelles il serait plaisant que l'on s'efforce de répondre :

1. Nous en avons combien, au Québec, d'anciens premiers ministres exerçant les professions susmentionnées... et d'autres?

2. Parmi eux, est-ce que par hasard il y aurait des ténors?

Line Gingras

Voir aussi, à propos du tour et autres introduisant le dernier élément d'une énumération, mon billet intitulé "Et autres paellas", qui a paru dans Choux de Siam.

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