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La plume heureuse
23 février 2005

Qui a volé l'orange?

Identifier; identify.

Qui a volé l'orange? Qui? La question posée, rangeons-la dans le tiroir le plus proche et laissons courir quelques minutes; nous y reviendrons, le crime n'est pas bien grand. Pour l'instant, puisque c'est moi qui mène la barque et qu'il m'en prend la fantaisie, nous nous attarderons plutôt à un brin de poésie dix-neuvième :

Dans Venise la rouge
Pas un bateau qui bouge

Oui, oublions l'orange à peine évoquée; en fait c'est une sanguine, mais quelle importance. Imaginons un moment que nous soyons ensemble, sur la lagune sombre que berce la lune, à écouter les phrases de cette mélodie monter tout près, puis s'éloigner les unes derrière les autres dans le frais du soir. Le bonheur est un aviron dans l'eau. Et pourtant...

Mes aïeux, que dirait Musset aujourd'hui! Peut-être nous écrirait-il, avec Gounod, une chanson engagée sur le moto ondoso?

Venise en effet grouille de tout ce qui flotte, bien qu'il ne soit pas recommandé d'y faire la planche : de l'aube à la nuit, sur toute la longueur du Grand Canal, ronronnent vaporetti et motoscafi; chauffeurs de taxi, ambulanciers, policiers, pompiers, éboueurs, livreurs, croque-morts, déménageurs, tous conduisent des bateaux à moteur. Les gondoliers n'ont qu'à bien se tenir.

Par ailleurs, la célébrissime gondole n'est pas seule à se déplacer dans un silence relatif : une diversité d'embarcations traditionnelles sillonnent la ville ou la lagune; certaines ne se montrent qu'à l'occasion des régates, mais d'autres, comme le sandolo, demeurent d'utilisation courante.

Elles ont de beaux noms, voyez : puparin, topo, sanpierota, caorlina, s'ciopòn, desdotona, gondolin, mascareta. Mais pour la plupart je ne saurais les identifier; les bateaux, en ce qui me concerne, c'est un peu comme les champignons : je les aime bien, mais je n'y connais rien.

Voilà donc, en nombreuse et distinguée compagnie, une sérieuse lacune dans ma culture; et l'ayant décelée, cette lacune, découverte, cernée, je m'empresse de vous la signaler.

Pourquoi je me dépêche tant de la révéler, moi qui devrais avoir le rouge au front et qui m'identifie en général à madame la tortue, pendant la course sinon au fil d'arrivée?

Pardonnez ma méfiance, mais une crainte m'habite : qu'un scélérat ne se mêle d'identifier mes lacunes. Cela s'est vu : on a identifié, déjà, non seulement des lacunes, et à maintes reprises, mais encore des problèmes, des tendances et même un trou de quelques milliards dans un rapport (depuis ce temps, je surveille de près l'état de mes bas de laine). Impossible de l'interdire, mais cet emploi d'identifier au sens de découvrir, déceler, cerner, signaler, révéler, c'est un anglicisme, et nous aurons toujours trop de ces bibites-là.

Au fait, puisque je ne voudrais pas vous laisser sur votre appétit – c'est déjà bien suffisant d'avoir coupé la sérénade, rompu le charme, décousu le style, tué le rêve et ainsi de suite –, qui a volé l'orange? Pas moi, en tout cas. Pas Bécaud non plus, ni l'étranger qui regarde les étoiles. Vous pourriez l'identifier, vous, le galapiat qui s'est sauvé avec en gondole, et qui nage* en sens interdit?

Line Gingras

* Incohérence, vous croyez? À votre Petit Robert, allez!

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16 février 2005

Des papillons dans l'estomac

Forme passive; construction passive; construction de l'infinitif; infinitif actif à sens passif; complément de l'infinitif; à + infinitif; à être + participe passé; à se souvenir; avoir des papillons dans l'estomac.

« Les souvenirs de nos vingt ans sont de jolis papillons blancs... »

C'est comme ça, je ne peux pas résister à un bout de chanson. Mais le souvenir auquel je pense est en fait un bonbon dur, marbré de rose et de vert, et me ramène à l'âge de huit ou neuf ans.

À l'école, ce serait bientôt l'anniversaire de madame la directrice. Des élèves présenteraient de petits numéros pour l'occasion, et surtout, le soir, nous aurions congé de devoirs, congé de leçons.

Aucun travail à remettre le lendemain, donc.

À remettre, c'est noté? – et non pas à être remis; la forme passive serait ici un calque de l'anglais. De même, on parle correctement d'un article à publier le mois prochain, et non pas à être publié (en anglais : to be published).

Mais cessons de faire les gros yeux pour revenir aux préparatifs de la fête. Cette année-là, mon institutrice voulut me mettre à contribution : avec une camarade plus jeune, je réciterais un compliment, L'Espérance et le Bonheur. Ceignant une écharpe verte, je serais l'Espérance; ma camarade, en rose, incarnerait le Bonheur, dont elle avait la grâce et la gentillesse.

Cependant il fallut la remplacer, à moins d'une semaine du grand jour : victime du trac, elle n'arrivait pas à retenir son texte.

Faudrait-il conclure, en utilisant un tour que j'ai vu il y a peu, qu'elle avait trop de « phrases à se souvenir »? Mais non, je regrette. Dans ce type de construction, le même que ci-dessus (nom + à + infinitif exprimant une obligation, une intention ou un projet), le nom qui précède l'infinitif est complément d'objet direct de ce dernier :

Elle n'avait plus que trois paragraphes à traduire.

Tous les soirs nous rapportions un bavarois, à savourer avec des fraises.

Il lui reste cet enfant à aimer.

Or, chacun le sait, se souvenir appelle un complément d'objet indirect : on ne se souvient pas quelque chose, mais de quelque chose. Ma camarade avait donc, semble-t-il, trop de phrases à mémoriser, à se rappeler, à apprendre par cœur – trop de phrases dont il lui fallait se souvenir.

Ou peut-être bien, comme on dirait en anglais, trop de papillons dans l'estomac.

Line Gingras

9 février 2005

Le record de "Monsieur Guindon"

Briser un record; fracasser un record; battre un record; améliorer un record; record passé; records passés.

«Montmartre, en ce temps-là, accrochait ses lilas jusque sous nos fenêtres...»

Oui, c'est bien joli; mais ce n'est pas la bonne chanson. Entre La bohème d'Aznavour et mon historiette d'aujourd'hui, en fait, il n'y a de commun que les lilas, dont l'odeur effleurait délicieusement la galerie lorsque nous avons emménagé dans la grande maison grise, en cette lointaine fin de printemps.

Au bout d'une allée raccourcie par le tracé de la nouvelle route mais que bordaient d'un côté un modeste champ de fraises et, de l'autre, quelques rangs de framboises, elle avait été construite pour mes grands-parents, qui nous avaient laissé quelques trésors; parmi eux, une pile de soixante-dix-huit tours.

Bientôt nous avons eu notre chanson préférée, ma sœur, mes frères et moi : Monsieur Guindon, vieux succès du folkloriste Jacques Labrecque. Les déboires du fermier malchanceux, racontés avec force jurons dans une langue terrienne aux chauds effluves d'étable, faisaient notre joie – d'autant plus que, dans la bouche du plus jeune, qui n'avait pas six ans, ils devenaient les mésaventures de monsieur Dindon. Cependant, la chanson avait fait scandale à l'époque de sa création; et si mes grands-parents, braves gens qui imposaient à leurs garçons, tous les soirs, de s'agenouiller pour le chapelet en famille, avaient toléré la présence de cet enregistrement dans leur maison, c'est qu'ils n'avaient pu refuser ce plaisir à mon oncle Hervé, malade. N'empêche, lorsque le curé venait faire sa visite paroissiale, on ne courait pas de risque : ma grand-mère descendait cacher le record dans la grosse commode, au sous-sol.

Le record? Oui, c'est ainsi que nous disions chez nous, autrefois; mais cet anglicisme est disparu, ce me semble – abandonné dans la commode, avec la pile de soixante-dix-huit tours. Requiescat in pace.

Puisque nous en sommes aux records du bon vieux temps... Je lisais il y a peu, à propos du tsunami qui a frappé l'Asie du Sud-Est, que le montant de l'aide demandée allait fracasser «les records passés». Est-ce à dire que la somme en question aurait pu briser des records présents ou même futurs? Un instant de réflexion, où l'on interroge le Saint-Esprit. (On en profite pour consulter aussi le Colpron, qui confirme un soupçon tardif : briser un record, c'est un calque de l'anglais; il faut dire battre, améliorer un record.)

Quant à notre disque de Monsieur Guindon, il s'est cassé un jour, pour avoir trop tourné. «Chienne de vie!» conclurai-je avec le chevalier de la fourche, malgré l'insignifiance de ce malheur.

Excusez-la.

Line Gingras

2 février 2005

Par la porte d'en arrière

Coordination de verbes se construisant avec des prépositions différentes; verbes employés de façon absolue; entrer et sortir; entrer ou sortir.

Ah! les inoubliables joies de l’hiver. Tandis que mon regard traînasse dans la ruelle gavée de neige et que je pressens pour bientôt la prochaine séance de pelletage, je nous revois tous trois, ma sœur, l’aîné de mes frères et moi, descendre goulûment les pentes de notre enfance – ça n’allait jamais assez loin ni assez vite – puis remonter péniblement, en enfonçant ou en glissant à chaque pas. Toujours je finissais par pleurnicher, de lassitude.

Alors je rentrais. Ma grand-mère s’inquiétait si j’avais pris froid, tirait mes bottes. Je me réchauffais devant le poêle à bois; elle me faisait une beurrée. Mais ensuite je voulais ressortir, vous vous en doutez. «Habille, débille..., ent’ pis sort...», soupirait la plainte familière, dont évidemment je n’avais cure.

Entrer, sortir. Ces verbes étaient employés de façon absolue, c’est-à-dire sans complément; cela ne pose bien sûr aucune difficulté. Mais il en va autrement si l’on ajoute une précision de lieu, par exemple si l’on écrit (pardon si je vous ramène tout soudain à des considérations, hélas, en prise directe sur les réalités de notre temps) que des jurés étaient la cible de regards intimidants lorsqu’ils entraient ou sortaient de la salle d’audience.

C’est bien ennuyeux, mais les verbes entrer et sortir ne se construisent pas de manière identique : on sort de la cuisine, on entre dans le salon. On ne peut donc, en principe, les coordonner en leur attribuant un même complément; il faudrait écrire, en ayant recours à un pronom de rappel (en), que les jurés se faisaient dévisager lorsqu’ils entraient dans la salle d’audience ou qu’ils en ressortaient.

De toute façon, ç’aurait été tellement plus simple s’ils avaient pu entrer et sortir, comme nous le faisions petits, par la porte d’en arrière.

Line Gingras

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